Publié le 24 février 2022
La crise actuelle génère beaucoup d’interrogations sur le comportement des individus. On lit beaucoup de choses sur la psychologie sociale, autrefois appelée psychologie des foules, sur les biais cognitifs ou sur la maltraitance institutionnelle. L’idée de cet article est d’aller un peu plus profondément et de réfléchir à une phénoménologie de l’esprit qui va à la racine de ce qu’est l’esprit humain dans sa nature pour tenter d’expliquer ce qui conditionne les comportements des uns et des autres, afin d’offrir des perspectives de réflexion concernant la maturation de chacun en temps de crise et de déferlement totalitaire.
(Extrait de la transcription d'un enseignement donné par l'auteur en novembre 2021)
Résister, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui fait qu’une personne osera monter au créneau dans une situation révoltante ou restera mutique et passera son chemin ? Qu’est-ce qui fera qu’une personne aura un comportement éthique et une autre acceptera que soient bafoués ses valeurs les plus intimes ? L’éthique est-elle issue de la raison ou de la sagesse ? Le courage est-il inné ou acquis ? La philosophie a, depuis des siècles, tenté de répondre à cette question. Selon la manière dont on répondra à ces questions, notre jugement sera plus ou moins sévère. J’aimerais, ici, dans mes réflexions, dépasser les stades philosophique, moral ou intellectuel, pour essayer de comprendre les profondeurs de ces comportements.
Commençons d’abord par nous interroger ici ce que « résister » veut dire. Il y a autant de résistances qu’il y a de situations. Cela peut commencer au simple fait de désobéir ou même de ne pas en penser moins face à une injonction. En URSS, la résistance était très passive, sans grand sabotage ni acte de lutte armée, et pourtant de nombreux soviétiques faisaient la grève du zèle, n’avaient aucune initiative et finalement, un système productif dont toutes les composantes offrent une résistance même minime finit par s’écrouler. La résistance peut aller beaucoup plus loin avec des actions de non-coopération organisées comme celles prônées par Gandhi et Mandela à partir de son incarcération. Un système répressif ne tient pas dans la durée face à cela. La résistance peut consister en des actions d’information, visant à saper une propagande, comme dans la résistance française et ainsi fissurer la muraille du mensonge officiel. Enfin, au degré le plus haut, cela peut devenir une lutte armée comme la plupart des mouvements de libération nationale. Mon propos, pour cet article, s’orientera vers la nature de la résistance et ne s’intéressera que marginalement aux différences de degré. Ne bouillez pas sur place en me lisant en vous disant que je comparerais l’incomparable entre la résistance au covidisme institutionnel et la résistance aux totalitarismes du XXème siècle. Mais admettez tout de même, que s’il y a une différence de degré, il n’y a pas forcément de différence de nature. (Sinon arrêtez ici la lecture, cela va vous énerver inutilement et je préfère préserver votre santé).
Ceci étant posé, qu’est-ce que la phénoménologie ? Et qu’entends-je par ce terme ? La phénoménologie, selon un dictionnaire philosophique est l’étude des phénomènes, dont la structure se fonde sur l’analyse de l’expérience vécue par un sujet. L’idée de cette démarche est d’appréhender la réalité telle qu’elle se donne à nous, à travers les phénomènes. En particulier, je m’appuierai sur deux courants de pensée interconnectés que sont les écrits du neurobiologiste et philosophe chilien Francesco Varela et l’Abhidharma qui est la phénoménologie bouddhique.
Dans son livre Quel savoir pour l’éthique ?[1] (assez mauvaise traduction du titre original Ethical Know-How, que nous pourrions traduire par « le savoir-faire éthique »), Francesco Varela nous expose un événement qui lui est advenu et qui a bouleversé sa vision de l’éthique et de l’action. Un jour, en allant à son travail, il est passé devant un grave accident de la route et a constaté que certaines personnes étaient enclines à aller secourir les victimes et d’autres, dont lui-même, étaient comme incapables d’action. Arrivant à son bureau, il commença une réflexion à partir de cet épisode qui l’avait profondément marqué. Les personnes incapables d’agir sont-elles intrinsèquement mauvaises et lâches ? Et lui-même peut-il se caractériser ainsi ? Peut-être que dans d’autres circonstances, les courageux auraient été lâches et les lâches courageux. Il parle ainsi de ce qu’il appelle un « faire-face immédiat », c’est-à-dire, dans une situation donnée, notre capacité, sans réfléchir, à agir directement sur l’évènement en cours. Selon, le type d’événement, nous avons cette capacité au « faire-face immédiat » ou nous ne l’avons pas. Ce qui se passe alors est de l’ordre d’une confiance infra-mentale (ou méta-intellectuelle peut-être) qui fait que nous nous sentons en capacité d’agir ou qu’au contraire nous nous sentons un peu désemparés et incapables de quoi que ce soit.
Cette intuition de Varela est très intéressante. Le courage, finalement, ne serait pas absolu et surtout n’aurait, au stade ultime de l’action que peu à voir avec des considérations morales, intellectuelles ou philosophiques. Un sapeur-pompier, capable d’actes de bravoure extrême n’est pas un sage ni un saint quand il rentre chez lui et peu de professeurs de philosophie ont été gratifiés de la médaille du courage…
Et si, dans les actes de résistance, nous étions confrontés à ce même problème du « faire-face immédiat » ? Il est fort possible que les personnes qui se conforment ne soient ni des lâches, ni des imbéciles mais peut-être simplement des personnes n’ayant pas accès à leur capacité immédiate à faire face, ou pour le dire autrement, à la confiance que dans telle ou telle circonstance, ils ont la capacité d’agir plutôt que de se conformer. Là vient à nouveau la différence de degré : je peux être capable de m’exprimer fortement contre un discours dominant, de manifester, de faire de la résistance passive, mais si la lutte changeait de degré en violence et en coercition, aurais-je toujours accès à mon « faire-face immédiat » ? L’honnêteté oblige à dire que nul n’en sait rien. Ce sont les événements qui révèlent les caractères et les capacités.
Alors d’où vient ce « faire-face immédiat » ? Comme on l’a dit, il n’est pas d’ordre mental, intellectuel, moral ou philosophique. Dans l’immédiateté de l’événement, il n’y a pas de temps pour le raisonnement. Selon Varela, cette confiance dans nos capacités d’agir vient de deux choses : une propension altruiste fondamentale et une accumulation d’expérience.
La propension altruiste fondamentale est basée sur le fait que l’homme est un animal social et que son intelligence est grandement guidée par ses neurones miroirs, qui nous font avoir une empathie naturelle envers les autres êtres vivants et leurs souffrances. C’est inné et inscrit dans notre biologie profonde. Cependant, cette propension n’est que latente et elle peut, pour de nombreuses raisons, être inaccessible, en certaines circonstances ou de manière assez générale selon les pathologies qui nous traversent ou l’expérience que nous avons acquise. Les émotions perturbatrices telles que la colère, la haine, l’envie, la jalousie, etc. viennent, la plupart du temps, voiler cette propension fondamentale. C’est le fondement de ce qui nous fait agir, indépendamment de nos opinions ou appartenances culturelles, religieuses ou philosophiques. Mais ce fondement, n’est pas suffisant car, chaque individu peut être totalement coupé de cette propension fondamentale, ce qui le fera agir de manière neutre voire malsaine.
L’autre facteur est l’accumulation d’expérience du même ordre, sans forcément être de même nature, dont le résultat a été que nous avons progressivement pris confiance dans votre savoir-faire immédiat car les conséquences ont été positives et saines pour nous. Cela s’est, en quelques sortes, imprimé en nous et a forgé une image positive de soi dans ces circonstances qui nous pousse ainsi à ne pas nous retenir d’agir. Si vous avez déjà sauvé quelqu’un de la noyade, la probabilité que vous réitériez cet acte est plus élevé que si vous n’avez jamais été confronté à cette situation. La peur persiste bien souvent, mais la confiance permet de la surmonter.
Ce qui sous-tend cette vision de l’action en temps troublé, est une théorie bouddhiste appelée la « co-production conditionnée[2] » qui explique comment l’expérience passée conditionne les phénomènes présents. Pour la tradition du Bouddha, rien de ce que nous vivons n’est indépendant de nous-mêmes. Ainsi, la conscience n’est pas un attribut d’un soi qui fait l’expérience de phénomènes extérieurs, mais c’est l’expérience totale d’un phénomène dans l’interdépendance « Sujet – Relation – Objet ». Notre expérience du monde n’est pas le monde, elle n’est qu’une représentation et cette représentation est interdépendante du sujet qui fait l’expérience. Ainsi, ma perception du monde est colorée par des informations latentes, des imprégnations mentales et psychiques que je porte en moi. Par exemple, si j’ai peur d’un chien, ce n’est pas la faute du chien qui n’est qu’un stimulus ; c’est parce que je porte en moi le souvenir de mauvaises expériences, une peur latente qui n’attendait qu’un stimulus pour s’exprimer.
Cela signifie, qu’une expérience que je vais faire est à la base conditionnée par ce que je porte en moi comme informations latentes, imprégnations et propensions. C’est une vision dynamique de la conscience car il suffit que ces informations, imprégnations et propensions changent, pour que mon expérience des phénomènes présents et à venir change aussi. Mon monde ainsi coproduit restera une représentation de la réalité mais qui changera de texture et d’interprétation. Ainsi, mes émotions et la relation changeront, générant des imprégnations nouvelles qui seront à leur tour des informations et des propensions nouvelles.
Par conséquent, notre propension latente à l’altruisme et notre capacité d’accès au « faire-face immédiat » ne sont pas donnés une bonne fois pour toutes mais évoluent avec le temps, et avec l’expérience. C’est très important de le comprendre car il n’y a pas de fatalité. C’est une erreur de croire que le karma serait une fatalité alors que ce n’est que le mécanisme qui sous-tend la dynamique de notre conscience. Une fois qu’on l’a compris, on peut l’utiliser pour s’entraîner spirituellement à nous libérer de nos conditionnements.
Il ne s’agit pas tant de s’améliorer ou d’acquérir un meilleur soi, plus courageux ou plus capable, dans une forme de développement personnel très vain, mais simplement de sortir de l’ignorance fondamentale qui nous enferme dans des schémas répétitifs. On peut donc apprendre à devenir sage, on peut apprendre le courage, la capacité de résistance, etc. C’est une forme d’entraînement et d’apprentissage d’une spiritualité[3] incarnée et qui ne dissocie pas la sagesse et l’action.
Devenir résistant signifie donc s’entraîner et la méthode de cet entraînement repose sur la compréhension phénoménologique de notre esprit. Dans l’enseignement du Bouddha, on appelle cela la pratique des vertus transcendantes[4]. Le principe est de s’entraîner, là où nous sommes, à ces vertus qui peuvent sembler inaccessibles tant qu’on n’a pas atteint la bouddhéité. Mais le principe est simple et bien connu des jeux des enfants, « on va faire comme si… » Agissons dès à présent, autant que nous le pouvons, comme si nous étions déjà éveillés. À notre niveau et sans prétention. À force de « faire comme si », nous allons petit à petit semer de nouvelles graines, forger notre capacité au « faire-face immédiat », prendre confiance en nous, nous reconnecter à notre propension altruiste fondamentale et finalement, comme l’érosion vient lisser progressivement la plus massive des montagnes, polir notre cœur, abaisser nos peurs et nous donner l’entrain d’affronter l’adversité avec plus de courage et d’ouverture.
Ces pratiques doivent être associées à la pratique de la méditation de pleine présence qui nous ouvre progressivement à la vision profonde du fonctionnement de notre esprit et à sa nature profonde. Il n’y a pas d’entraînement spirituel sans apprendre à se connaître soi-même et sans découverte de la nature de notre esprit. Plus nous comprendrons notre esprit, nos émotions, plus nous serons présents à nous-mêmes et moins nous serons vulnérables aux injonctions extérieures, surtout en période de déferlement totalitaire par un pouvoir qui n’hésite pas à utiliser toutes les méthodes d’ingénierie sociale, pudiquement requalifiées de « nudge ».
Cette crise est une opportunité incroyable, non pas à faire un grand reset comme le veut Klaus Schwab, mais à nous entraîner spirituellement, progressivement là où nous sommes. La résistance est la meilleure des circonstances. Le covidisme est le meilleur des maîtres car il nous oblige à nous positionner, à nous remettre en question, à nous tenir debout, à apprendre à nous connaître. Il est difficile de rester non-violent face aux violences policières, à la disproportion évidente des forces, mais c’est notre voie de libération, à la fois au niveau extérieur et politique mais surtout au niveau intérieur et spirituel.
La résistance actuelle est probablement l’avant-goût d’une révolution. Et pour paraphraser André Malraux, cette révolution sera spirituelle ou ne sera pas.
[1] Francesco Varela, 1996-2004, Quel savoir pour l’éthique ? Action, sagesse et cognition, Éditions la Découverte.
[2] Pratītyasamutpāda en sanskrit.
[3] En Tibétain, cet enseignement s’appelle Lojong, ce qui signifie l’entraînement de l’esprit.
[4] Pāramitā en sanskrit.
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