Publié en 2016
Que ce soit en diplomatie, en politique ou en économie, le modèle guerrier ne fonctionne plus dans le monde moderne. Dans la guerre moderne, tout le monde sort vaincu…
Si comme moi vous connaissez ne serait-ce qu’un petit peu d’histoire, il vous est sûrement difficile de ne pas douter de l’efficacité de la guerre moderne comme solution à n’importe quel problème, si ce n’est en tant que rétribution – la « justice » d’échanger un dommage contre un autre.
Les apologues de la guerre insisteront sur le fait que la guerre répond au problème de la défense de nos valeurs. Mais le sceptique, en réponse, demandera si au vu du coût de cette guerre – en vies, en ressources, en matériel, en nourriture, en santé et inévitablement en liberté –, même couronnée de succès, elle n’est pas finalement une défaite. La défense nationale par la guerre implique nécessairement une part de défaite nationale. Ce paradoxe nous suit depuis la Révolution française. La militarisation pour la défense des libertés réduit la liberté de ceux qu’elle défend. Il y a une incohérence fondamentale entre la guerre et la liberté.
Dans une guerre moderne, conduite avec des armements modernes et à une échelle moderne, aucun camp ne peut limiter les dommages à « l’ennemi », si tant est qu’il y ait un ennemi. Ces guerres endommagent le monde. Nous savons maintenant suffisamment qu’il est impossible d’endommager une partie du monde sans en endommager la totalité. Non seulement la guerre moderne a rendu impossible la mort de « combattants » sans tuer des « non-combattants », mais elle a rendu impossible le dommage de l’ennemi sans le dommage à soi-même.
Ainsi, nombreux sont ceux qui ont constaté que l’inacceptabilité croissante de la guerre moderne est visible dans le langage de la propagande qui l’entoure. Les guerres modernes ont été menées de manière caractéristique pour en finir avec la guerre ; elles ont été menées au nom de la paix. Nos armes les plus terribles ont ostensiblement été produites et conçues pour préserver et assurer la paix dans le monde. « Tout ce que nous voulons, c’est la paix, » disons-nous en accroissant implacablement notre capacité à faire la guerre.
Alors qu’au siècle dernier, nous avons mené deux guerres mondiales pour en finir justement avec la guerre et de nombreuses autres pour prévenir la guerre et préserver la paix, et par lesquelles les progrès scientifiques et technologiques ont rendu la guerre encore plus terrible et incontrôlable, nous continuons, dans nos politiques, à n’avoir aucune considération pour les moyens non-violents de défense nationale. Bien sûr, nous faisons beaucoup de diplomatie et avons de nombreuses relations diplomatiques, mais par diplomatie nous entendons invariablement des ultimatums pour la paix soutenus par la menace de la guerre. Il est toujours entendu que nous nous tenons prêts à tuer ceux avec qui nous avons des « négociations pacifiques ».
Mais notre siècle de guerre, de militarisme et de terreur politique a produit des défenseurs de la paix de grande stature – et couronnés de succès, parmi lesquels Mohandas Gandhi, Martin Luther King ou Nelson Mandela sont des exemples suprêmes. Les succès considérables qu’ils ont obtenus, témoignent de la possibilité, au milieu de la violence, d’un désir authentique et puissant de paix et, plus important, une profonde détermination à faire les sacrifices nécessaires. Mais si nous avions laissé faire nos gouvernements, ces hommes et leurs immenses et authentiques accomplissements n’auraient jamais existé. Car réussir la paix par des moyens pacifiques n’est pas encore notre but. Nous nous accrochons au paradoxe sans espoir de faire la paix en faisant la guerre.
Ce qui revient à dire que nous nous accrochons dans notre vie publique à une hypocrisie brutale ! En ce siècle de violence quasi universelle envers d’autres hommes, mais aussi envers la nature et les cultures, l’hypocrisie est inéluctable parce que notre opposition à la violence est sélective ou simplement à la mode. Certains d’entre nous qui approuvent la nécessité d’un budget militaire monstrueux, déplorent néanmoins la « violence intérieure » et la délinquance et pensent que notre société peut être pacifiée par le contrôle des armes, la vidéosurveillance et des moyens policiers accrus. Certains d’entre nous se disent contre la peine de mort, mais favorables à la guerre contre le terrorisme ; favorables à l’avortement, à la lutte contre les discriminations mais favorables aux embargos et aux bombardements de populations entières.
Il n’est pas nécessaire de connaître beaucoup de choses ou d’avoir une réflexion profonde pour voir l’absurdité morale sur laquelle nous avons érigé nos modèles de société. Nous en sommes encore, en terme de politique étrangère, au niveau de la violence primitive, dans laquelle chaque acte de violence est vengé par un autre acte de violence. Œil pour œil, dent pour dent…
Ce que les justificateurs de ces actes ignorent, c’est le fait – bien établi par l’histoire des vendettas – que la violence nourrit la violence. Les actes de violence commis au nom de la « justice », ou en affirmation de « droits » ou pour « défendre la paix » n’arrêtent pas la violence. Ils préparent et justifient leur continuation.
La superstition la plus dangereuse des différentes parties engagées dans la violence est l’idée que la violence qui est justifiée peut prévenir ou contrôler la violence qui n’est pas justifiée. Mais si la violence est un mode d’action « juste » pour une des parties, pourquoi ne serait-elle pas « juste » également pour l’autre partie ? Comment une société qui justifie la guerre et l’agression militaire pourrait-elle être protégée du terrorisme et du meurtre ? Si un gouvernement considère que certaines causes sont suffisamment importantes pour justifier l’assassinat d’enfants, comment peut-il espérer prévenir la contagion auprès de ces citoyens (les djihadistes agissant en Europe sont européens) ou des populations touchées ?
Si nous transposons ces petites absurdités à l’échelle des relations internationales, nous produisons, sans surprise, des absurdités encore plus grandes. Qu’est-ce qui pourrait être plus absurde que notre attitude moralement outragée face à des nations qui produisent exactement les mêmes armes que celles que nous produisons ? La différence, selon nos dirigeants, c’est que nous utiliserions ces armes vertueusement, alors que nos ennemis les utiliseront avec malveillance – une proposition qui en cache en fait une autre beaucoup moins digne : nous les utiliserons pour servir nos intérêts et eux les leurs.
Ou bien devrions-nous dire, que ce problème de la vertu dans la guerre est aussi obscur, ambigu et problématique que celle de la prière pendant la guerre de Sécession qu’Abraham Lincoln pointa : « Tous deux [Le Nord et le Sud] nous lisons la même Bible, nous prions le même Dieu, et chacun nous invoquons son aide contre l’autre… Si les prières de chacun peuvent être entendues, aucune ne peut avoir de réponse complète. »
Les guerres récentes menées par les occidentaux, ayant été des guerres « étrangères » et « limitées », ont été menées sous la supposition que peu voire aucun sacrifice personnel ne serait nécessaire. Dans ces guerres « étrangères », nous n’éprouvons pas directement les dommages que nous infligeons à l’ennemi. Nous en entendons parler ou les voyons vaguement aux informations, mais nous ne sommes pas affectés. Ces guerres limitées, « étrangères » nécessitent que certains de nos jeunes gens soient tués ou blessés et que certaines familles connaissent le chagrin, mais ces victimes sont tellement diluées dans nos populations qu’on ne les remarque même pas.
Par ailleurs, nous ne nous sentons pas impliqués. Nous payons nos impôts pour soutenir l’effort de guerre, mais cela ne change rien à nos habitudes puisque nous payons aussi des impôts pour soutenir notre défense en temps de « paix ». Nous ne devons faire face à aucune pénurie, à aucun rationnement, ni aucune restriction. Nous achetons, investissons, dépensons, consommons, nous distrayons en temps de guerre comme en temps de paix.
Et bien sûr aucun sacrifice n’est demandé à ces immenses intérêts économiques qui constituent maintenant la majeure partie de notre économie. Aucune grande entreprise ne sera soumise à des limitations ou devra sacrifier un seul euro. Au contraire, la guerre moderne est la grande panacée et une immense opportunité pour nos grands groupes qui prospèrent en temps de guerre. La deuxième guerre mondiale a interrompu la Grande Dépression des années 1930, et nous avons développé et maintenu une économie de guerre – ou plus pertinemment une économie de violence généralisée – depuis lors en y sacrifiant une bien plus grande richesse économique et écologique, avec comme premières victimes désignées, les paysans et les travailleurs de l’industrie.
Et c’est ainsi que des dépenses faramineuses sont englouties par notre fixation sur la guerre, mais sont « externalisées » comme pertes acceptables parce que considérées comme nécessaires. Nous voyons bien combien le développement de la guerre et le progrès technologique et industriel sont parallèles – voire même identiques.
Les nationalistes romantiques, c’est-à-dire la plupart des apologues de la guerre utilisent toujours dans leurs discours une arithmétique ou une comptabilité de guerre. Ainsi dans les souffrances des deux dernières guerres mondiales, nous entendons dire que nous avons « payé » le prix de notre liberté, comme si cette liberté avait été « achetée » par le sang des combattants et des soldats. Je suis parfaitement conscient de ce que veulent dire de tels arguments. Je sais que j’ai, comme beaucoup d’autres, bénéficié des sacrifices douloureux faits par d’autres, et je ne veux pas, par ces mots, paraître ingrat. Cependant, je me considère comme un patriote moi-même et je sais que le temps est peut-être venu pour nous tous où nous devrons faire des sacrifices extrêmes pour protéger notre liberté – comme ont pu aussi le faire en leur temps Gandhi, King ou Mandela.
Mais, je demeure tout de même sceptique, voire suspicieux face à ce genre de comptabilité. Pour une raison : cela se fait nécessairement par le fait de tirer profit de la mort. Et je pense que nous devrions faire très attention à ne pas trop facilement accepter ou trop facilement être reconnaissant pour les sacrifices consentis par d’autres, spécialement si nous n’en avons consenti nous-mêmes aucun. Et aussi pour une autre raison : bien que nos dirigeants de guerre présument qu’il existe un prix acceptable, il n’a jamais été défini, préalablement, quel était le niveau de ce prix. Le prix acceptable s’avère être en fait celui qui est payé au final.
Il est facile de voir la similarité entre cette comptabilité du prix de la guerre et notre comptabilité habituelle du « prix du progrès ». Il semble être entendu que quoi qu’il en ait coûté (ou quoi qu’il en coûtera) pour ce que l’on appelle « progrès », est un prix acceptable. Si ce prix implique la diminution de notre liberté individuelle et l’accroissement de l’opacité gouvernementale, c’est le prix à payer. Si cela implique la diminution radicale du nombre de petites entreprises et la destruction quasi systématique des populations et exploitations rurales, c’est le prix à payer. Si cela implique la dévastation de régions entières par l’industrie minière, c’est le prix à payer. Si cela implique que toute la richesse mondiale soit détenue par une minorité toujours plus étroite au détriment de populations toujours plus pauvres, c’est le prix à payer…
Mais ayons l’honnêteté de reconnaître que ce que nous appelons « économie » ou « libre marché » est de moins en moins distinguable de la guerre. Pendant près de cinquante ans, nous avons été préoccupés par l’extension planétaire du communisme. Et maintenant, avec – jusqu’à présent en tous cas – beaucoup moins d’inquiétude, nous voyons l’extension planétaire du capitalisme financier. Bien que ces moyens soient plus doux – jusqu’à présent – que ceux du communisme, ce nouveau capitalisme internationalisé peut s’avérer beaucoup plus destructeur des cultures et communautés humaines, des libertés et de la nature. Sa tendance est, autant que le communisme, la domination et le contrôle total. Face à cette conquête, ratifiée et autorisée par les nouveaux accords internationaux de commerce et de libre échange, aucune région et aucune communauté dans le monde ne peut se considérer comme préservée d’un quelconque pillage. De plus en plus de personnes de par le monde en prennent conscience et disent que toute forme de conquête mondiale est mauvaise, quelle qu’en soit la nature.
Et ils vont même plus loin. Ils considèrent que toute conquête au niveau local est aussi mauvaise, et où qu’elles aient lieu, de nombreuses personnes s’unissent pour s’y opposer. Ainsi nous voyons de plus en plus de personnes s’opposer, fermement et parfois même avec violence à toutes sortes d’expropriations faites pour le soi-disant intérêt général, et agissent pour préserver qui les paysages de leur région, qui les communautés qui y habitent, qui le tissu économique dont ils sont les acteurs, de la prédation par une bureaucratie économique ou politique déshumanisée.
Avoir une économie belliqueuse, dont le but est la conquête et qui détruit pratiquement tout ce dont elle dépend, ne donnant aucune valeur à la santé de l’environnement, des hommes ou des communautés, n’est-il pas une totale absurdité ? Il est encore plus absurde de constater que cette économie, tellement liée par certaines aspects à l’industrie et aux programmes militaires, entre en conflits directs avec notre but affirmé de défense de nos libertés, et de la paix.
La seule chose totalement raisonnable et saine devrait être que le gigantesque programme de défense nationale devrait être fondé avant tout sur le principe de l’indépendance nationale ou même régionale. Une nation déterminée à se défendre et à défendre ses libertés devrait être préparée et continuer à se préparer à vivre de ses propres ressources, du travail et des compétences de son propre peuple. Or nous faisons exactement le contraire. Ce que nous faisons est de gaspiller, de la manière la plus prodigue qui soit, toutes nos ressources naturelles et humaines.
Aujourd’hui, face à la finitude et au déclin des ressources et énergies fossiles, nous n’avons aucune politique énergétique à proposer, pas plus qu’une politique de préservation des ressources existantes ou de développement d’une alternative énergétique sûre et propre. De plus face à l’accroissement de la population qu’il va falloir nourrir, nous n’avons pratiquement aucune politique de préservation de l’environnement et en particulier des sols ou de juste rétribution des principaux producteurs que sont les petits paysans des pays en voie de développement. Notre politique agricole se borne à l’utilisation et au gaspillage de tout ce que nous avons, tout en devenant dépendants de manière croissante des importations de produits alimentaires, d’énergie, de technologie et de main d’œuvre.
Voici juste deux exemples de notre indifférence générale à nos propres besoins élémentaires. Partant, nous établissons une contradiction assurément dangereuse entre notre nationalisme militant et notre adoption de l’idéologie du « libre marché » international. Comment pouvons-nous sortir de cette absurdité ?
Je ne pense pas qu’il existe une réponse simple. Évidemment, nous serions moins dans l’absurdité si nous prenions davantage soin des choses. Nous serions moins dans l’absurdité si nous fondions nos politiques publiques sur une prise en compte honnête de nos besoins et de la difficulté de la situation dans laquelle nous nous trouvons, plutôt que sur des conceptions simplistes et fantasques de nos désirs. Nous serions moins dans l’absurdité si nos dirigeants prenaient en compte avec bonne foi les alternatives à la violence qui ont fait leurs preuves.
Il serait facile de le faire, mais nous sommes disposés, un peu par culture et un peu par nature, à résoudre nos problèmes par la violence et même à y trouver notre compte. Et ce, même si nous reconnaissons maintenant tous, plus ou moins, que le droit de vivre, d’être libre et en paix n’est garanti par aucun acte de violence. Ses droits ne peuvent être garantis que par notre volonté que tous les autres devraient aussi pouvoir vivre, être libres et en paix – et notre volonté de dédier notre vie à rendre cela possible. Être incapable d’une telle volonté revient finalement à nous résigner à l’absurdité dans laquelle nous nous trouvons, et ce même – si vous êtes comme moi – vous n’êtes pas certain d’en être véritablement capable…
Finalement, voici la question que j’ai été amené à me poser, question que le désastre de la guerre moderne nous force à nous poser : combien d’enfants et de populations devant mourir sous les bombes ou par la faim sommes-nous prêts à accepter afin d’être libres, prospères et (supposément au moins) en paix ? À cette question ma réponse personnelle est : aucun. S’il vous plait, ne tuez aucun enfant pour mon bien ou en mon nom !
Si c’est aussi votre réponse, alors nous sommes loin de pouvoir nous reposer. Assurément nous devons nous sentir taraudés par encore plus de questions urgentes, personnelles et intimidantes… Mais peut-être aussi commençons-nous à nous sentir libres, osant faire face, au moins en nous-mêmes et pour nous-mêmes, aux plus grands défis qui ne se soient jamais présentés à nous et à la vision la plus complète du progrès humain, le meilleur conseil, et le moins suivi, formé il y a 2 500 ans par le Bouddha :
« C’est l’esprit d’un homme, non son ennemi ou son adversaire, qui l’attire dans les mauvaises voies.
« Soyez tendre avec les jeunes, ayez de la compassion pour les personnes âgées, ayez de l’empathie avec ceux qui ont des difficultés et soyez tolérant avec les faibles et les méchants. À un moment dans votre vie vous aurez été tout cela.
« Ayez de la compassion pour tous les êtres, riches ou pauvres, amis ou ennemis ; chacun a ses souffrances. Certains souffrent trop, d’autres trop peu. Enseignez cette triple vérité à tous : un cœur généreux, un discours aimable, une vie de service et de compassion sont les choses qui renouvellent l’humanité. »
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